"Le cinquième enfant" de Doris Lessing : faites des gosses, qu'ils disaient...




Aujourd'hui, pas de nouveauté, de best-seller du moment ou de bouquin à la mode : nous allons faire un bond dans le temps et retourner en 1988. Cette année-là (c'est terrible, j'ai la chanson de Claude François dans la tête dès que j'écris ces quelques mots... enfin bref) cette année-là, donc, parait un roman de Doris Lessing. Evidemment, on ne présente plus ce monument de la littérature anglaise, prix Nobel, malheureusement décédée en 2013. J'allais écrire "prématurément", mais bon... elle est tout de même morte à 94 ans. Ceci dit, les écrivains de sa trempe, on voudrait qu'ils vivent éternellement.

Doris Lessing avait plus d'une corde à son arc. Elle a abordé au cours de sa longue carrière des genres très différents, se moquant des étiquettes et voguant d'un univers à l'autre avec une incroyable aisance.

En témoigne le livre dont je vais vous parler aujourd'hui, "Le cinquième enfant". Le New York Times l'a comparé au fameux "Frankenstein" de Mary Shelley. Vous l'aurez compris, il s'agit donc d'un roman fantastique.

Le postulat de départ est fort simple : dans les années 60, Harriet et David tombent amoureux. Ils se marient. Achètent une maison. Et ils ont des enfants. Plein d'enfants, en fait. Un vrai couple de lapins ! En l'espace de quelques années, ils ont déjà donné naissance à quatre rejetons qu'ils peinent à entretenir, faute de moyens financiers. Heureusement, ils sont aidés par leurs familles respectives. Dans l'ensemble, ils sont plutôt heureux. 

Jusqu'au cinquième enfant... cette fois-ci, leur entourage trouve qu'ils poussent un peu. Un cinquième lardon alors qu'ils ont à peine de quoi subvenir aux besoins des quatre premiers, ça passe mal. Les grands-parents vont encore devoir raquer, et ça ne les réjouit pas outre-mesure.

Mais ce n'est pas le principal problème. Il y'a plus grave, bien plus grave. Dès le début de sa grossesse, Harriet sent que quelque chose ne va pas. Cet enfant-là n'est pas comme les autres...

Je ne vous en raconte pas plus, il faut évidemment garder un peu de mystère. En revanche, ce que je peux vous dire, c'est que j'ai ADORE ce roman. Oui, adoré en majuscules, il le mérite bien.

Vous savez quelle est la principale qualité de ce roman ? Une qualité aujourd'hui dédaignée, méprisée, voire moquée ? La lenteur ! 

Ce n'est pas un thriller haletant. Il n'y a pas un rebondissement toutes les trois pages, pas de cliffhanger à chaque fin de chapitre, pas de suspens insoutenable. Et c'est très bien comme ça. Doris Lessing prend le temps d'instaurer un climat malsain, oppressant, habilement distillé au fil des pages. La tension croît progressivement, jusqu'à devenir étouffante.

Malgré l'absence d'immondes créatures, de fantômes terrifiants ou de psychopathe assoiffé de sang, l'épouvante est bien là. Une épouvante discrète, inscrite dans la banalité du quotidien, mais bien réelle. Et c'est cela qui fait la grande force de ce roman atypique, étrangement captivant, aux allures de conte macabre. En plaçant l'horreur dans un cadre on ne peut plus ordinaire, en la revêtant des atours de la normalité, Doris Lessing la rend d'autant plus dérangeante.

Parabole sur le fameux "baby-blues" (ou dépression post-partum, appelons un chat un chat), sur l'épuisement maternel, ce roman est une satire cruelle de la parentalité. 

"Le cinquième enfant", c'est un peu la famille Ricoré revue par Stephen King. Et, surtout, c'est un vibrant plaidoyer pour la contraception. Parce que, après avoir lu ce livre, pas sûr que vous ayez encore envie d'avoir des enfants. Et si vous en avez déjà, eh bien... bon courage !

Quelques extraits :

"Ils s'allongèrent ensemble sur le lit et continuèrent à parler en se tenant par la main, s'interrompant de temps à autre pour s'embrasser, et ils s'endormirent. Elle emménagea presque aussitôt, car elle n'avait pu s'offrir qu'une chambre dans un grand appartement communautaire. Ils avaient déjà décidé de se marier au printemps. Pourquoi attendre ? Ils étaient faits l'un pour l'autre."

"Quand elle le déposa dans son berceau, ce qu'elle faisait toujours avec joie parce que ses bras lui faisaient atrocement mal, il poussa quelques hurlements de rage puis se tut, mais sans dormir, parfaitement éveillé, le regard attentif, ployant et déployant tout son corps avec de puissants mouvements de tête et de talons auxquels elle était désormais accoutumée : c'étaient précisément ces mouvements qui lui avaient donné l'impression d'être écartelée, pendant qu'il était en elle." 


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